Les gros patinent bien
Les gros patinent bien, une pièce qui cartonne !
DEVOS Angèle
Une nouvelle comédie d'Olivier Martin-Salvan et de Pierre Guillois qui nous ramène à nos jeux d'enfants, lorsque deux cartons et une ficelle devenaient un bateau ou un vaisseau spatial...
Le 2 mars à la salle Le Châtelet à Brebière s'est jouée la nouvelle création d'Olivier Martin-Salvan et Pierre Guillois : Les gros patinent bien. Les deux compères, qui collaborent régulièrement depuis leur rencontre en 2006, avaient déjà signé Bigre, autre spectacle burlesque, Molière de la meilleure comédie en 2017. Ils remettent donc le couvert avec cette nouvelle pièce tout aussi burlesque, dans laquelle ils sont à la fois auteurs, metteurs en scène et acteurs. Une production de 1h20 dans laquelle les comédiens nous embarquent dans leurs jeux et dans leur univers pour un improbable voyage autour du monde.
Pour ce faire rien de plus simple, l'un (Olivier Martin-Salvant) conte assis sur un tabouret tandis que l'autre (Pierre Guillois) illustre et décore par des panneaux cartonnés...
Les Gros patinent bien raconte l'histoire d'un Islandais qui, bien que constamment assis, quitte son pays dans le but de retrouver une sirène dont il est tombé éperdument amoureux. Il prendra le bateau pour l'atteindre mais se retrouvera en Irlande puis en Angleterre, il traversera la Manche pour se retrouver en Bretagne, montera un âne pour filer en Espagne, il foncera tête baissée dans les clichés les plus évidents de chacun de ces pays, il rencontrera des gens qu'il assassinera parfois, toujours par maladresse. Il fuira les autorités, se disputera avec son co-auteur, se réconciliera. Plus d'une fois il échappera de justesse à la mort, aidé par la main presqu'invisible de sa sirène bienveillante... qu'il finira par retrouver au fond de la Méditerranée, entraîné par la vague mortelle d'un tsunami.
Un voyage loufoque donc, mais surtout conté d'une façon très originale. En effet le narrateur de cette aventure, Olivier Martin-Salvant, en est aussi l'acteur. Il est l'islandais dont la voix forte et vivante remplit tout l'espace sonore. Mais quelle langue parle-t-il ? Est-ce vraiment de l'Islandais ? Un mot d'anglais glissé et là le laisse penser mais non, il s'agit bien d'une langue imaginaire, mais qui semble parfaitement cohérente, avec sa propre musicalité et sa propre grammaire... C'est là une incroyable performance que de converser pendant plus d'une heure dans une langue qui n'existe pas et pourtant tellement vraie ! Autre performance, ce narrateur voyage, nage, court, et patine bien sûr tout en restant assis sur un petit tabouret, et c'est son compagnon de scène, Pierre Guillois, qui a pour mission d'illustrer et de traduire cette incompréhensible logorrhée par des textes écrits sur des cartons. Nous avons donc une voix narratrice séparée du corps actif. Une parole physique qui court sur le plateau à la recherche du carton traduisant la parole orale. Et la scène en est remplie de ces cartons car il faut tenir tout le spectacle ! Le plus petit a la taille d'un timbre-poste tandis que le plus grand va recouvrir toute la scène lors du tsunami ! Il y a donc des centaines de cartons posés en décor sur la scène, chacun à une place très précise car il doit être trouvé et montré au public en même temps que le texte se déroule. Cet exercice très physique, performance là aussi, est joué par le comédien le plus maigre. Un contraste assumé et surjoué par les deux complices car le premier, immobile narrateur est plus enveloppé tandis que l'autre, agité illustrateur, a un physique sec et des muscles tendus. Des muscles d'autant plus lisibles qu'il passe la pièce en maillot de bain, évoluant avec aisance et sportivité dans son océan de cartons.
Ce jeu d'acteurs nous entraîne donc dans une histoire des plus rocambolesques et clownesques. Mais l'illustrateur fatigue à courir pour deux, il s'essouffle petit à petit et commence à le signifier à son comparse, d'abord discrètement, puis de manière de plus en plus évidente, jusqu'à réclamer un temps mort après une course effrénée. Et c'est là une des grandes forces de cette histoire : alors que le récit entrait dans son développement et qu'il risquait de devenir routine, c'est le jeu propre des comédiens qui intervient soudainement dans la narration elle-même, avec par dessus ce jeu scénique, une réflexion maline sur la subordination de l'illustration sur le texte. La pièce prend alors une toute autre direction. Ce n'est plus un simple voyage mais une confrontation de pouvoir et de droit sur le récit. En tant que spectateur nous avons vu et ressenti la performance physique de l'illustrateur et lorsqu'il se rebelle contre l'autoritarisme du narrateur, c'est tout naturellement que nous le soutenons. Après ce passage de tension, l'illustrateur s'accorde avec notre complicité une liberté d’expression qui était absente au début de la pièce, une complicité que nous conserverons jusqu'au bout du spectacle et qui créera un lien particulier entre le public et le duo sur scène.
Lors des premières séances d'écriture, Martin-Salvan et Guillois ont utilisé les cartons d'emballage qui traînaient dans un coin de la salle pour visualiser leur future mise en scène. Ils y inscrivaient les noms des objets ou des accessoires qu'ils voulaient utiliser et se sont rendu compte que cela suffisait à créer un décor. Mieux encore, ce support scénique leur permettait de créer des décors à volonté et de laisser au spectateur la totale liberté d'imaginer ce qu'il voulait. Cette façon de travailler a un nom, l'Arte povera qui signifie « l'art du pauvre ». Et c'est vrai qu'un décor de carton ne coûte presque rien et qu'il a l'avantage de se découper et de se plier à volonté. Dans Les gros patinent bien le carton est utilisé sous toute ses formes, tantôt véritable décor, tel une cabane ou un palmier, tantôt accessoire vestimentaire, tel une perruque ou une queue de sirène, tantôt dans sa forme la plus rudimentaire, un carton plat sur lequel est écrit une traduction plus ou moins fantaisiste et humoristique du texte pseudo-islandais. Car bien sûr, les deux comédiens ne se privent pas de glisser quelques jeux-de-mots ou de poésie dans ce rapport particulier entre texte et image. Les cartons ont gardé leur couleur et leur aspect naturel, une couleur marron clair proche de la couleur de peau de l'illustrateur, ce qui le rend encore plus imbriqué dans cet élément. Ils sont éparpillés sur toute la superficie de la scène jusque dans les coulisses avant d'être présentés au public puis abandonnés en devant de scène, voire jetés sur le parterre au fur et à mesure du voyage, s’amoncelant comme autant de laisses de mer sur le bord d'une plage. Toute la scénographie est faite à partir du carton, à la fois décor, outil, véhicule, paysage... et piquet de grève ! Cela donne une dynamique toute particulière au spectacle avec une scène sans cesse changeante et évoluante, et qui n'est pas sans atteindre les spectateurs du premier rang ! Et puis les cartons souffrent aussi, parfois déchirés et abîmés en fonction de l'histoire. Si le décor ne coûte pas cher, il est en revanche à refaire en partie à chaque spectacle, et nécessite d'être parfaitement checké et organisé en amont. Un travail d'orfèvre.
En termes de son et de lumière, les choses sont très réduites, les espaces sonore et visuel étant sans cesse occupés par les deux acteurs. Seul un épilogue déroge à cette règle. Le héros a été englouti par le tsunami, le voyage est fini et les acteurs vont saluer. Mais la salle est soudain plongée dans le noir et une lumière ultra-violette fait apparaître le décor sous une nouvelle forme. Nous sommes dans les abysses et l'illustrateur n'est plus visible. Les cartons semblent alors se déplacer seuls, prendre vie alors que le narrateur est en train de perdre la sienne. Scène harmonieuse et poétique qui clôt intelligemment ce très beau spectacle, Molière 2022 du meilleur spectacle de théâtre public !

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